RENCONTRE D'ARTISTE – BEAUX QUARTIERS N° 20, septembre 2014
2 octobre 2014, 21:44
PIERRE GAUDU : reflets dans un oeil d'or
Pierre Gaudu est peintre, dessinateur, photographe... Trois pratiques qui se chevauchent et nourrissent les unes les autres chez cet artiste visuel grenoblois. Entre états intérieurs et errances dans la nature, il file depuis 40 ans une œuvre poétique où s'entremêlent «fantasmes personnels, observation minutieuse de la nature et imaginaire visionnaire »...
Aujourd'hui, jour de pluie, Pierre Gaudu est à sa table de travail dans son atelier du quartier Chorier-Berriat. A la plume, sur le papier blanc délicatement nué par endroits à l'encre de Chine, il trace de fines volutes noires. Le geste est viscéral, venu des tréfonds de l'être mais la ligne, d'une précision extrême. Peu à peu émerge du chaos des rêverie un univers évoquant parfois les illustrations de Gustave Doré, tout en ondes et pulsations. Anges ou démons, végétal ou animal, chairs voluptueuses ou frisson de dentelles, le regard est happé dans un tourbillon émotionnel entre trente-six nuances de gris. Jusqu'à l'ivresse...
«Le dessin, c'est ce qui se rapproche de plus de la poésie, qui va puiser au plus profond, médite l'artiste. Je m'y suis remis il y a quatre ans, à force d'entendre mes amis me réclamer des dessins. Tout est revenu avec plus de force encore, avec une puissance explosive... Une déflagration graphique ! »
Effervescence du trait, bouillonnement des détails, effets de matière organique : en regardant ses anciens dessins à la plume des années 1980, on retrouve ce qui fait la marque de Gaudu depuis trois décennies. Ce style très personnel avait valu alors au jeune peintre de 25 ans d'être remarqué par le conservateur du musée de Grenoble de l'époque, Pierre Gaudibert, qui lui achète une œuvre, puis de rentrer dans les collections du Musée de Grenoble. Après une première exposition chez Jean-Marie Cupillard, regretté galeriste grenoblois, tout s'est enchaîné très vite pour l'artiste autodidacte. "Livré avec" comme il se plaît à dire, ce fils d'ouvrier syndicaliste qui passait le plus clair de son temps libre à dessiner dans la nature avait choisi la menuiserie, faute d'école d'art dans la région de Roanne. En 1983, désormais exposé au Centre Pompidou, à Paris et un peu partout, il peut quitter définitivement le travail du bois pour se consacrer tout entier à cet art qui l'habite et peut enfin nourrir son homme. « Trente ans que ça dure... Moi-même je n'en reviens pas. Je me sens si peu en phase avec le monde de l'art contemporain tel qu'il a évolué aujourd'hui. Je ne suis pas mondain, ça n'aide pas », poursuit ce promeneur solitaire.
L'ode à la terre
Aux vernissages et au pavé parisien, Pierre Gaudu préfère ses sentiers de Chartreuse, du Vercors ou du Valbonnais où il va régulièrement se ressourcer. Demain, lendemain de pluie, il sait déjà qu'il profitera de la lumière brillante pour refaire son"" tour du propriétaire" dans les gorges du Bruyant ou sur les berges du lac de Laffrey, son boîtier Réflex numérique en bandoulière, à l'affût des jeux d'ombre et de lumière sur les feuillages ou les rochers. «Avec mon appareil photo, je ne suis plus jamais seul. Il m'a rendu mon enfance, quand je jouais avec les cailloux dans les rivières. » La dernière série d'images exposée à l'Artothèque Kateb Yacine à Grenoble est une ode à cette terre vénérée dont il a fait son second atelier : immortalisant le sol sous ses pieds, il extrait des feuillages, des bois morts ou des lits des torrents des substances précieuses, dans des compositions abstraites ou des clairs-obscurs à la beauté intense. Dont le randonneur pressé ne soupçonnait pas l'existence...
Longtemps, ces échappées photographiques qui aujourd'hui l'apaisent et alimentent son œuvre graphique ont créé en lui une tension parfois à la limite de la schizophrénie.« Je me sentais coupable de ne pas être à mon chevalet à travailler. » Tout a commencé au milieu des années 1990, quand sa compagne d'alors, également artiste peintre, l'a emmené en voyage en Grèce ou en Asie. Il prend goût à ce doublement du regard qui lui permet de saisir l'invisible et de fixer la lumière vive en quelques fractions de seconde. Avec l'avènement du numérique, cet obsessionnel du détail a trouvé un serviteur à sa mesure... Photographier devient une urgence. «Le problème actuellement, c'est que l'image est galvaudée. Tout le monde fait de la photo. Mais elle me permet de m'ouvrir quand la peinture ramène toujours au questionnement existentiel. L'important, c'est de faire oeuvre."
Faire oeuvre... A revoir ses “Terres fleuries”, ses pastels et peintures à l'acrylique aux couleurs vives de 1985 évoquant un peu Simon Hantai, on comprend ce que cela veut dire d'abnégation et de constance... De la couleur au noir et blanc, de la peinture au dessin, du dedans au dehors, les correspondances s'installent. Entre les visions fantasmagoriques naissant de sa plume et celle de ce cygne noir constellé pluie du parc de Vizille, surpris par l'objectif, c'est le même éblouissement poétique... Et si les personnages humains sont rares, quand ils apparaissent enfin, on devine comme une forme d'autoportrait de l'artiste avec cette mélancolie douce qui le caractérise. Tel cet homme seul en conversation avec un banc, si petit face aux arbres majestueux. « La mélancolie pour moi est comme un état amoureux, une source de création féconde dans laquelle je me complais.” On s'y complaît avec lui...
Caroline Méricour